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Mallarmé et les femmes

Depuis les fantômes de son enfance (sa mère et sa sœur), jusqu’aux grands amours de sa vie (sa discrète épouse Marie et la belle Méry Laurent, qui fut le modèle et la maîtresse d’Édouard Manet), Stéphane Mallarmé a toujours vécu, rêvé et écrit à l’ombre de la femme.

L’univers féminin du poète

Une omniprésence féminine

Durant toute sa vie, Stéphane Mallarmé fréquente beaucoup de femmes : muses, collaboratrices (Berthe Morisot), amies (Misia Natanson, égérie des Nabis) et complices (sa fille Geneviève, sa pupille Julie Manet, les « petites Gobillard », Paule et Jeannie, future épouse de Paul Valéry)...

La femme hante le quotidien du poète, comme en témoignent La Dernière Mode, l’éphémère revue de mode qu’il a créée en 1874, et les éventails ornés de vers qu’il se plaisait à offrir aux dames de sa famille ou à ses amies. La présence féminine affirme également sa force dans son univers poétique, entre la fatale Hérodiade au clair regard de diamant, la Sainte pâle et Musicienne de silence (Sainte Cécile) ou la troublante silhouette entraperçue du Nénuphar Blanc...

Les femmes de sa famille

Marie Mallarmé (1835-1910), son épouse

Née Christina Maria Gehrard, Marie Mallarmé (1835-1910) est l’épouse du poète. Mallarmé en tombe amoureux en 1862 à Sens, par erreur pourrait-on dire. Il la croit anglaise (il vit alors dans un milieu très anglophile) alors qu’elle est allemande... Mallarmé, qui n’est pas encore majeur, l’« enlève » à Londres. S’ensuivent de nombreuses tribulations sentimentales avec fuites, réconciliations, larmes, mariage.
En 1864, à Tournon, la « petite Marie » donne naissance à Geneviève et devient « la jeune mère allaitant son enfant » de Brise Marine. En 1871, elle met au monde leur second enfant, Anatole, qui meurt à huit ans. Elle ne se remettra jamais de ce deuil.
Marie se referme sur elle-même. De santé fragile, elle est veillée par sa fille, désormais unique, Geneviève, qui peu à peu remplace « petite mère » dans les lettres échangées avec Mallarmé entre Paris et Valvins.

Geneviève Mallarmé (1864-1919), sa fille

C’est sous le signe de la poésie que naît la fille du poète, Geneviève, dite « Vève », exactement au moment où Mallarmé « enfante » Hérodiade, sa sœur et rivale littéraire.
Quoique parfois agacé par les aléas de la paternité (« avec ses cris, ce méchant baby a fait s’enfuir Hérodiade aux cheveux froids comme l’or »), le poète se révèle un tendre père.
Au fil des années, Geneviève devient sa complice. Avec elle, le poète parle littérature. Ils partagent également le goût du jardinage et du théâtre à Valvins. Ils s’écrivent dès que l’un quitte l’autre. Geneviève tient aussi les cordons de la bourse du ménage Mallarmé, et apporte sa contribution financière grâce à sa collaboration dans La Mode Pratique.
La « rêveuse » fait tourner bien des têtes (Paul Margueritte, Francis Poictevin, Édouard Dujardin…) mais ne se marie que plusieurs années après le décès de Stéphane Mallarmé avec le docteur Edmond Bonniot, admirateur du poète.

Ses amies

Berthe Morisot (1841-1895)

Arrière petite-nièce de Fragonard, Berthe Morisot expose aux côtés des impressionnistes, dont la réputation est alors sulfureuse. Amie et modèle d’Édouard Manet, elle pose pour lui pour plusieurs tableaux célèbres, tel Le Balcon. Elle épouse le frère du peintre, Eugène, dont elle a une fille prénommée Julie.

C’est dans l’atelier de Manet que Mallarmé rencontre Berthe. Le poète et la peintre nouent une solide amitié. Mallarmé fait appel à elle en 1887, en même temps qu’à Degas, Renoir et Monet, pour illustrer un recueil de poésie, Le tiroir de laque, mais le projet n'aboutit pas. Berthe et Julie viennent en août 1893 faire un heureux séjour de dix jours à Valvins. Mallarmé leur a trouvé un hôtel de l’autre côté de la Seine, en face de sa maison. De leur chambre, la mère et la fille peignent le poète sur son bateau. Mallarmé intervient en 1894 pour que l’un des tableaux de son amie, Jeune femme en toilette de bal, soit acquis par l’État. Berthe décède d’une pneumonie un an plus tard. Mallarmé écrit la préface du catalogue de l'exposition posthume qui lui est consacrée chez Durand-Ruel et, fidèle à sa parole, prend soin de Julie dont il devient le tuteur.

Augusta Holmès (1847-1903)

La jeune femme d’origine irlandaise est célèbre dans les milieux parnassiens par sa beauté et ses talents de musicienne et de chanteuse. Elle passe pour être la fille naturelle d’Alfred de Vigny, son parrain, et est demandée plusieurs fois en mariage par Camille Saint-Saëns. Compagne de Catulle Mendès (marié à Judith Gautier), elle en aura cinq enfants, qu’elle cachera. Lorsqu’Henri Regnault expose sa Thétis apportant à Achille les armes forgées par Vulcain, le tout Paris reconnaît Augusta sous les traits de la déesse blonde.

Mallarmé et Augusta se lient d’amitié, le poète venant parfois passer la soirée chez elle, l’invitant à Valvins, défendant ses œuvres musicales.

Pianiste hors-pair et fervente wagnérienne, Augusta, proche de César Franck, courtisée par Liszt, fiancée par la rumeur à Wagner, est l’auteure d’un opéra, La Montagne Noire, et de plusieurs compositions étonnantes injustement tombées dans l’oubli.

Misia Natanson (1872-1950)

C’est la muse des nabis, qu’elle subjugue. Fille du sculpteur Cyprien Godebski – qui posséda la villa voisine de l’actuel musée Mallarmé – Misia eut une vie tumultueuse, qu’elle met en scène dans ses mémoires.

Née à Saint-Pétersbourg, Misia a passé son enfance en Belgique chez sa grand-mère. Élève de Fauré, elle devient une remarquable pianiste. Elle épouse en premières noces Thadée Natanson, directeur de La Revue Blanche. C’est dans ce cadre qu’elle fréquente Mallarmé et les jeunes artistes nabis. En 1896, le couple s’installe à « La Grangette », à deux pas de la maison de Mallarmé, entraînant dans son sillage Vuillard, Toulouse-Lautrec et bien d’autres. Mallarmé aime beaucoup accompagner Misia en promenade, et venir à la Grangette l’écouter jouer du piano. Il lui écrit des « vers de circonstance ».

Misia se remarie ensuite avec le richissime homme d’affaires Alfred Edwards, puis avec le peintre José-Maria Sert. Figure-clé des milieux artistiques et littéraires des premières décennies du 20ème siècle, Misia fut la meilleure amie de Coco Chanel, et fut proche de Proust, Cocteau, Picasso, Satie, Diaghilev, Ravel, Stravinsky et Poulenc.

Elle est enterrée, comme Mallarmé, au cimetière de Samoreau, non loin de l’actuel musée.

Jeanne Jacquemin (1863-1938)

Figure fascinante de la fin du 19ème siècle, Jeanne Jacquemin est une autodidacte qui, lors de sa première exposition en 1892, enflamme la critique. Par ses œuvres mais également par son physique à la fois androgyne et sensuel – c’est une rousse « aux yeux pré-raphaéliques » – elle incarne parfaitement le Symbolisme. Elle gravite autour de la société de la Rose-Croix, est admirée par Huysmans et Verlaine et suscite l’intérêt des Goncourt. Mallarmé et elle nouent une relation d’amitié et d’admiration réciproque.

Jeanne Jacquemin produit des œuvres étranges qui sont souvent des autoportraits douloureux (en Saint-Georges, par exemple). Elle a, en 1898, un projet d’exposition comptant « une tête de saint Jean sur un plat avec, pour auréole, neuf Salomé conçues d’après celles des historiens et des poètes, la Salomé de Gustave Flaubert auprès de celle de Huysmans, puis celle de Stéphane Mallarmé et celle de Jules Laforgue, et celle d’Oscar Wilde aussi ». La « peintresse aux yeux verts » meurt en 1938, clôturant dans le silence et l’indifférence une existence pourtant exceptionnelle.

Sa muse et maîtresse...

Méry Laurent (1849-1900)

Méry Laurent, modèle de Manet et de Nadar, inspiratrice de Mallarmé, Zola et Proust, a profondément marqué la vie artistique de la fin du 19ème siècle.

D’origine modeste (sa mère est lingère à Nancy), Anne-Rose Louviot, née de père inconnu, est mariée dès l’âge de 15 ans à un épicier, J.-C. Laurent. Elle se sépare rapidement de lui pour tenter sa chance à Paris comme figurante dans des comédies légères et des rôles dévêtus.

Remarquée grâce à son physique plantureux, celle qui « parlait mieux avec ses seins qu’avec ses lèvres » devient la maîtresse du Docteur Evans, ancien dentiste de Napoléon III, qui l’entretient somptueusement et l’initie à l’art.

C’est dans l’atelier de Manet, qu’elle fréquente assidûment comme modèle et bien plus, qu’elle rencontre Mallarmé au milieu des années 1870. Ils deviennent bientôt amis intimes et Méry s’avère être une muse pour Mallarmé : il lui dédie plusieurs poèmes, écrit à son attention d’innombrables quatrains-adresses ou des vers sur éventail, remanie pour elle les Contes indiens de Mary Summer… Pendant les quinze dernières années de la vie de Mallarmé, Méry, dite « Paon », occupe une place déterminante dans la vie et l’œuvre du poète. Mallarmé trouve en Méry à la fois une confidente drôle, cultivée et généreuse, mais aussi une source d’inspiration poétique profonde, à la fois femme terrestre puissamment érotique et créature littéraire idéale.

Ô si chère de loin et proche et blanche, si / Délicieusement toi, Méry (...)

Stéphane Mallarmé, sonnet (extrait), 1886

Les femmes littéraires

Marie-Louise (Loïe) Fuller (1862-1928)

Loïe Fuller est restée célèbre pour avoir révolutionné l’art de la danse peu avant 1900 : avec ses célèbres voiles en mouvement, elle a parfaitement incarné l’Art Nouveau. D’abord comédienne, cette Américaine s’essaie à la danse tardivement. Jouant des mouvements de voiles et des éclairages colorés, elle connaît ses premiers succès avec la Danse serpentine. Elle est engagée aux Folies-Bergère en 1892. Un an plus tard, elle dépose un brevet pour ses dispositifs scéniques. Après s’être produite en Angleterre et aux États-Unis, elle revient à Paris en 1897 et présente aux Folies-Bergère La Danse du Feu et La Danse du Lys. Le pavillon que l’architecte Henri Sauvage lui construit à l’Exposition universelle de 1900 assoit sa célébrité. Elle contribue à lancer Isadora Duncan qu’elle compte un temps dans sa troupe. En 1908, elle crée une école de danse qui prend le nom de Ballets fantastiques de Loïe Fuller. Après la guerre, elle se lance dans le cinéma. C’est sa compagne qui, en 1934, soit six ans après sa mort, tourne le film La Féérie fantastique des ballets de Loïe Fuller.

Mallarmé, qui s'intéresse à la danse dès 1886, est séduit par l'art de Loïe Fuller. Pour lui, « le vers est partout dans la langue où il y a rythme » et le rythme poétique trouve écho dans le rythme chorégraphique, danse et poésie constituant deux langages similaires. C'est donc tout naturellement qu'il consacre plusieurs textes importants à la danse, notamment dans Divagations, dans lesquels il évoque la danseuse.

Hérodiade

Si Hérodiade est, selon le récit biblique, femme d’Hérode et mère de Salomé, Mallarmé la confond volontairement avec sa fille, celle qui dansa en échange de la tête du Baptiste.

La figure de Salomé imprègne la littérature, la peinture et la musique de la fin du 19ème siècle. Banville (un sonnet des Poésies), Flaubert (un des Trois Contes, 1877), Oscar Wilde (Salomé, 1890), Gustave Moreau, qui lui consacre des dizaines d’œuvres, Massenet (Hérodiade, 1881), Richard Strauss (Salomé, 1905) : tous sont fascinés par le personnage, qui allie beauté et cruauté. D’autres, plus rares, lui préfèrent le motif de la tête décapitée du prophète, telle l’étonnante Jeanne Jacquemin.

La princesse juive hantera Mallarmé pratiquement toute sa vie, depuis 1864 – il la met au monde en même temps que naît sa fille Geneviève – jusqu’à la veille de sa mort. Ce projet évolue au fil des années : l’œuvre, d’abord conçue comme une tragédie pour le théâtre, se transforme en poésie. Il est question d’une édition illustrée par Vuillard. L’année de sa mort, le poète donne un nouveau titre à son projet : Les Noces d’Hérodiade. Mystère. L’œuvre restera inachevée.

RETOUR SUR...

L'exposition « Femmes de Mallarmé »

Présentée au musée du 5 mars au 6 juin 2011, l'exposition « Femmes de Mallarmé » présentait les femmes de l'univers du poète et les mettait en relation avec les écrits du poète. À travers des peintures, pastels, dessins, photographies, gravures et objets (œuvres d’Édouard Manet, de Berthe Morisot, de Pierre Bonnard, d'Auguste Rodin ou encore de Jacques-Émile Blanche), l'exposition mêlait intimement les images et les textes pour restituer toute la richesse de l’univers féminin de Mallarmé.

Cette exposition a été réalisée en partenariat avec la bibliothèque littéraire Jacques Doucet à Paris et avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication et de la DRAC.