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Un mardi avec Mallarmé : les premier amours (suite)

Ettie Yapp
© Ettie Yapp
Chaque mardi, rendez-vous sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le poète.
Cette semaine, les premiers amours de Mallarmé sont mis en lumière grâce à sa correspondance.

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À partir du milieu des années 1880, tous les mardis soirs, Stéphane Mallarmé reçoit des hommes de lettres et des artistes, surnommés les « mardistes ». Pour rendre hommage à ces célèbres soirées, nous vous donnons rendez-vous chaque mardi sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le prince des poètes.

Lettre à Henri Cazalis, 4 et 5 août 1862

Un amour naissant...

Au milieu de l'été, notre poète semble avoir conquis le cœur de sa belle allemande, qu'il croyait anglaise, comme l'atteste la lettre qu'il écrit à son cher ami Henri Cazalis

Mallarmé profite de cette nouvelle idylle même si la situation de la jeune femme et le départ prochain du poète pour Londres pourraient venir tout bouleverser...

      Mio povero,

Tu demandes pourquoi je ne t'écris pas, et si je ne t'en veux pas. Voilà une naïveté. Je ne t'écris pas parce que depuis quelques jours l'encre et la plume me sont devenues singulièrement odieuses. Je ne sais pourquoi. 

Le fait est depuis une quinzaine que je cours partout comme un fou et que j'ai horreur de ma chambre où je ne viens que pour me jeter sur mon fauteuil et rêver.

Tu sais que je suis un maladroit et que je me suis pris à un piège que j'avais tendu dans une touffe d'herbe du tendre. Voici. J'avais remarqué une jeune fille assez jolie, distinguée, triste. Elle est Allemande, et gouvernante dans une riche famille d'ici. Il y a de cela six semaines. Elle m'attirait, je ne sais comment, j'ai commencé une cour acharnée. Refus, fuites, épouvantes, rougeurs de sa part : ténacité de la mienne. 

Enfin, voici quelques jours qu'elle se radoucit et je commence à entrer dans sa vie.

Comme toutes les gouvernantes et les institutrices, qui sont toujours déclassées, elle a un charme mélancolique qui produisit son effet sur moi, si bien que j'en devins quelque peu amoureux. 

Quand je vis cela, j'essayai de lutter, pressentant mille ennuis : sa position que je pouvais briser, car elle dépend tout entière de sa conduite, l'espionnage des petites villes, le temps perdu. La lutte ne fait qu'aiguillonner. 

Elle est triste ici, et s'ennuie. Je suis triste et m'ennuie.

De nos deux mélancolies nous pourrons peut-être faire un bonheur.

Il ne serait pas étonnant qu'elle commençât un peu à m'aimer : à coup sûr, je suis déjà entré dans sa vie. C'est peut-être une sottise que je fais là. Mais non. Je serai moins seul en vacances. 

Il est inutile de te dire que, dussé-je voler sur la grande route, je te verrai ces vacances à Paris. J'irai probablement passer huit jours près de vous et huit jours à Versailles.

Quelles belles promenades nous ferons le soir, et comme cela va être charmant.

En attendant, je t'ai là. Merci de t'être envoyé à moi : j'ouvre mon album vingt fois par jour pour te voir. Il va s'en dire que tu y es à côté d'Ettie*.

Oh pauvre ami ! Que je te plains ! Que de tristes soirées tu dois passer après tous les éblouissements de ces derniers mois ! Quelle solitude !

Mais aussi que c'est beau de pouvoir se dire certainement on m'aime derrière la mer ! Qu'il y ait une tempête effrayante, que tout soit en furie, toujours cette douce hirondelle, sa pensée m'arrivera, sereine et douce, à travers de fracas ! Que c'est consolant.

Tu veux savoir quand j'irai à Londres. Je l'ignore encore, mais selon toutes probabilités, ce serait en Décembre ou au commencement de Janvier : nous irions donc ensemble !

Il faut que tu saches l'anglais — non ne l'étudie pas d'avance : elle te l'apprendra et cela te semblera un gazouillement. 

Adieu, mon ami. Le signor Emmanuel te serre une main et moi l'autre : je t'aime. 

Ton frère, Stéphane. 

Who is Ettie ?

Figure angélique et probable inspiratrice du poème Apparition  de Mallarmé, Harriet Yapp dite Ettie* est issue d’une famille anglaise installée à Paris dont le père est correspondant du Daily Telegraph. Le poète et Henri Cazalis la rencontrent en mai 1862 à la promenade du Carrefour des Demoiselles en forêt de Fontainebleau à l'initiative d'Emmanuel des Essarts, troisième compère et amoureux transi de Nina Gaillard, amie de la jeune anglaise et future Dame aux éventails peinte par Edouard Manet

Apparition

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’énivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’œil​​​​​​​ rivé sur le pavé vieilli
Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.

Ettie représente pour les deux jeunes hommes un idéal absolu. Dans ce poème, Mallarmé imagine avec elle son premier baiser qui restera fictif car la belle anglaise devient la fiancée de son meilleur ami Henri Cazalis. 

Mallarmé joue le « go-between » entre les deux, messager de leurs lettres, artisan de leurs réconciliations après les fréquentes disputes du couple. Finalement Ettie épouse l’égyptologue Gaston Maspero en 1871 et meurt deux ans plus tard à seulement 27 ans. Mallarmé très touché écrit à sa mémoire le sonnet Sur les bois oubliés quand passe l’hiver sombre en 1877.

Sur les bois oubliés...

Sur les bois oubliés quand passe l'hiver sombre
Tu te plains, ô captif solitaire du seuil,
Que ce sépulcre à deux qui fera notre orgueil
Hélas ! du manque seul des lourds bouquet s'encombre.

Sans écouter Minuit qui jeta son vain nombre,
Une veille t'exalte à ne pas fermer l'œil

Avant que dans les bras de l'ancien fauteuil
Le suprême tison n'ait éclairé mon Ombre.

Qui veut souvent avoir la Visite ne doit
Par trop de fleurs charger la pierre que mon doigt
Soulève avec l'ennui d'une force défunte.

Ame au si clair foyer tremblante de m'asseoir,
Pour revivre il suffit qu'à tes lèvres j'emprunte
Le souffle de mon nom murmuré tout un soir.

Voir aussi

Découvrez la suite des premiers amours du poète !