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Un mardi avec Mallarmé : les premier amours (suite et fin)

Chaque mardi, rendez-vous sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le poète.
Cette semaine, les premiers amours de Mallarmé sont mis en lumière grâce à sa correspondance.

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À partir du milieu des années 1880, tous les mardis soirs, Stéphane Mallarmé reçoit des hommes de lettres et des artistes, surnommés les « mardistes ». Pour rendre hommage à ces célèbres soirées, nous vous donnons rendez-vous chaque mardi sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le prince des poètes.

Une union au mépris des conventions

Un séjour londonien en dents de scie 

En octobre 1862, Stéphane arrive en Angleterre pour se perfectionner à la langue avec dans ses valises sa chère Marie. Il écrit à plusieurs reprises à son ami de toujours, Henri Cazalis, depuis sa résidence londonienne : « Je n'ai pas eu une minute à moi jusqu'à présent. D'abord il a fallu nous installer, chercher beaucoup pour bien trouver. […] Si tu voyais notre chambre ! Nous nous sommes monté un vrai ménage anglais, si bien que je sens déjà le besoin d'écrire à mon notaire. Je lis, j'écris, elle brode, tricote... »

Plus libre, le couple y coule d'abord des jours heureux, loin de Sens, mais leur situation précaire (ils ne sont pas mariés et Mallarmé est encore mineur) pousse Marie à rentrer en France en janvier 1863 au grand désespoir du poète qui écrit de nouveau à son ami : « Elle m'a aimé comme on n'aime point. Elle m'a tout sacrifié pour me suivre ! De cet ange serein et bon, qu'ai-je fait ? - celle dont on dira: " Elle a vécu avec un amant ! " Oh je me méprise ! Je suis un monstre ! [...] Et dire que rien n'y peut faire ! Me révolter contre ma famille ! Mais elle a contre moi une arme qui est la loi, je n'ai pas vingt et un ans. [...] Si on ne lui prête pas les intentions dont je te parlais tout à l'heure, on la regarde comme une maitresse vulgaire, une aventurière ! Non, elle n'a pas été ma maitresse. Elle a été mon ange gardien, elle devrait être ma femme ». 

Lettre à Henri Cazalis, 14 janvier 1863

Le départ de Marie est donc une véritable déchirure pour le poète qui décide, tout comme il l'a fait pour sa carrière, de prendre son destin en main en épousant la jeune femme au mépris des conventions et de l'avis de sa famille. 

C'est donc dans ce sens qu'il se confie à son confident, le 14 janvier 1863, alors qu'il retourne en Angleterre après avoir raccompagné Marie vers la France  :

Mon frère,

Je voulais t'écrire sur le bateau, mais je pleurais. Hier, non plus, je ne le pouvais pas. Oh figure-toi, c'est affreux, quand on s'aime, de se quitter pour la vie. A une heure du matin, par une bruine sombre, je l'ai menée à la gare, et, quand la porte s'est ouverte, elle a glissé de mes bras à moitié morte. Comment est-elle arrivée ? Dis-le moi. Tu étais là, n'est-ce pas ? Tu l'as reçue. Et quand je suis parti, je hurlais comme un loup. Je me suis arrêté sur le pont à voir l'eau noire où j'avais envie de mourir. Puis j'ai gagné mon bateau en cognant les murs du port de ma tête comme un ivrogne. Henri, le convoi n'était pas parti. Pendant cet horrible trajet qui fut un calvaire, je l'ai entendu siffler deux fois. J'ai encore ce sifflet là dans la tête, il me harcèle. Il n'y a pas de fer froid qui en m'entrant dans le cœur m'eût fait ce mal-là. Oh ! J'ai senti alors pour la première fois, devant cette ombre immense du ciel et cette mer d'encre, moi, pauvre enfant abandonné par tout ce qui fut ma vie et mon idéal, combien était vaste ce mot seul. 

Quoi, hier matin encore, nous étions ensemble, et maintenant nous sommes deux étrangers, car c'est un supplice affreux que de s'aimer de loin quand il n'y a rien à espérer.

Ainsi, son sourire et ses larmes, ses gestes d'ange, sa personne sacrée, je ne reverrai plus cela ! Cela est déjà du passé qui hier encore était ma vie ! Comprends-tu cela, toi ? Mais non, cela ne peut pas être n'est-ce pas que tu ne le comprends pas ? Si Marie avait été mon rêve lointain, et qu'elle s'en fût allée, je dirais : C'est affreux ; et je pleurerais, résigné. Mais comme elle est mon enfant et ma chair, je dis : c'est impossible, car je ne peux pas me séparer en deux. Il serait donc réel que de tout ce que j'aime au monde il me reste qu'un petit bonnet de nuit devant lequel je pleure depuis tantôt deux jours ! Il y a là une faute, il y a là un vrai crime. Écoute :

Si elle était morte, je me lamenterais et je me courberais parce que ce serait la faute de Dieu. Elle serait le passé, je la vénérerais comme un souvenir : sa mémoire serait une relique.

Mais elle n'est pas morte, et je ne puis pas avoir de regrets, je ne me sens au cœur que de l'amour. Et comment se fait-il qu'elle soit loin de moi et qu'elle soit vivante ? Voilà le crime. C'est parce que je l'ai trompée. J'ai des remords, mon ami. La première fois que je lui ai parlé de Londres, elle se laissait dire par moi — c'était à Fontainebleau — que je l'épouserais. Je sais bien qu'elle n'y comptait pas et qu'elle disait : « Je t'aime, voilà tout », mais cependant je devais tenir ma promesse.

Quand un jour elle a senti que nous ne pouvions plus longtemps vivre ensemble de la sorte sans nous nuire à tous deux, elle s'est généreusement sacrifiée et moi j'ai accepté le sacrifice comme un lâche. C'est alors que je l'ai trompée. Quand même je ne l'eusse plus aimée, je devais me sacrifier et l'épouser. Je le devais, Henri ; dis oui, car tu es honnête. 

Or, je l'aimais, et j'avais non pas à me sacrifier, mais à l'empêcher de se sacrifier, et à faire son bonheur en faisant le mien.

Et j'ai reculé, et j'ai hésité, parce qu'il y avait à lutter et que cela serait difficile ! Et j'ai préféré la tuer, car elle en mourra. Sinon de corps, de cœur. Oui, ce ne sera plus qu'un spectre. Le spectre de ce qu'elle était lorsque j'ai passé sur son front de vierge mon premier baiser. Qu'est la vie pour elle, maintenant ? Que lui reste-t-il à faire ? Elle n'ose pas retourner chez son père et il faut qu'elle soit gouvernante. Son père est vieux et, quand il mourra, elle restera gouvernante, n'ayant pas de fortune. Elle pourrait se marier, penses-tu ? Elle est trop noble : elle m'a souvent dit : « Irais-je faire croire à un autre que je lui offre ce que je t'ai donné ? Mentir ainsi ? Et du reste, puis-je encore aimer ? Non. Or, puis-je me marier sans aimer ? » . 

Maintenant, sais-tu ce que c'est d'être gouvernante ? Il y a deux jours, elle était femme ; elle avait un chez elle, et pouvait respirer librement. Elle n'aurait plus de chez elle, et ne pourrait plus respirer librement qu'une fois tous les quinze jours. Elle ne pourrait plus rire, elle ne pourrait plus pleurer. Pas une minute, elle ne serait elle-même. Et cette horrible domesticité, elle la subirait loin de tout ce qu'elle aime, seule, dans un pays qui n'est pas le sien, chez des étrangers qui la peuvent maltraiter parce qu'elle gagne par an six cents francs qui étaient dans leur bourse avant d'être dans la sienne. Pauvre petite enfant. Je pleure, je pleure...

Je me regarde comme un mauvais père qui a abandonné sa fille. Non cela ne sera pas. Je vais lui écrire, et elle va revenir, c'est assez de ce dernier sacrifice ; elle est sublime, car elle l'a fait sans savoir si elle me reverrait jamais.

Je vais la récompenser ; elle va venir chercher sa couronne de martyre. Elle a tout souffert jusqu'ici en se donnant à moi, car elle avait toutes les délicatesses. Et moi, je n'ai fait que jouir de cela. A mon tour maintenant de lutter, de souffrir s'il le faut. Elle sera ma femme.

Henri, ma grand-mère a vingt francs à moi qu'elle ne peut m'envoyer : je la prierai de te les faire remettre sous prétexte que tu vas me les apporter à Londres. Prête-les d'avance à Marie, pour qu'elle revienne de suite. Nous allons nous marier : ce sera cela de gagné, et, après cela, nous lutterons. Je suis sûr que ceux qui d'abord seront contre elle l'aimeront. Est-ce que ce je fais là, Henri, n'est pas noble ? Et le désavoues-tu ? Me renies-tu ? Je suis ton conseil, mon ami. Dans une lettre de toi que j'ai toujours gardée, tu me disais : « Fais l'essai du mariage et, si tu l'aimes toujours, tu l'épouseras ». 

Or, chaque jour je l'ai plus aimée. Chaque jour je découvrais un trait noble de plus en elle, chaque jour mettait une plume de plus à ses ailes d'ange. Son dernier sacrifice est sa dernière épreuve. Je l'épouserai.

Sois sûr que, de toutes les luttes que j'aurai à soutenir pour cela, je suis assez gentilhomme, étant poète, pour me tirer noblement, et sans faute. Henri, va auprès de Marie, dis-lui tout cela : encourage-la. Sois moi auprès d'elle. Que dirais-tu si je l'abandonnais ? Et quand tu m'objecterais que c'est me sacrifier à elle que de l'épouser — ce qui n'est pas, tu le sais — ne dois-je pas le faire. Telle est la voix de mon honneur : c'est ce que me dit ma conscience. Plus j'ai vu Marie, plus j'ai trouvé en son cœur ce que je n'espérais pas, et plus j'ai senti qu'elle était mon bonheur à venir. 

Adieu, Henri, parle à Marie : dis-lui qu'elle revienne de suite, que je ne puis attendre et explique-lui que je ne fais qu'accomplir un devoir qui se trouve être mon honneur. Pour que vous vous voyiez, je lui dis d'aller t'attendre demain à cinq heures (jeudi soir) à ton étude. Elle s'adressera à la portière qui te préviendra. Et tu descendras. Fais cela pour moi, je t'en supplie.

Adieu, Henri, je t'embrasse. 

Ton Stéphane. 

All is well that ends well, tout est bien qui finit bien

Après plusieurs refus de la part de Marie, Mallarmé réussit à reconquérir la jeune femme et lui demande sa main. Elle le rejoint alors à Londres où le mariage est célébré le 10 août 1863 tandis qu'il obtient en septembre son Certificat d'aptitude pour l'Anglais. Suite à l'affectation du poète à Tournon, le couple quitte alors l'Angleterre pour le sud de la France où naîtra leur premier enfant, Geneviève. 

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