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Un mardi avec un faune : un poème à travers les arts

Chaque mardi, rendez-vous sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le poète.
Cette semaine, c'est le célèbre poème de Stéphane Mallarmé qui est mis à l'honneur.

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À partir du milieu des années 1880, tous les mardis soirs, Stéphane Mallarmé reçoit des hommes de lettres et des artistes, surnommés les « mardistes ». Pour rendre hommage à ces célèbres soirées, nous vous donnons rendez-vous chaque mardi sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le prince des poètes.

L'Après-midi d'un Faune

D'intermède à poème...

L’ Après-midi d’un Faune est un poème de 110 vers en alexandrin composé par Stéphane Mallarmé entre 1864 et 1876. Alors que le poète peine à avancer sur Hérodiade, dans laquelle il s'est mis « tout entier sans le savoir », il décide de commencer en parallèle une nouvelle création.

J'ai laissé Hérodiade pour les cruels hivers : cette œuvre solitaire m'avait stérilisé et, dans l'intervalle, je rime un intermède héroïque, dont le héros est un Faune.

Lettre à Henri Cazalis, 1865.

L’histoire est celle d’un faune qui, entre veille et assoupissement, voudrait s’emparer de deux nymphes. D’abord conçu comme une pièce de théâtre, « un intermède héroïque », avec trois scènes et trois personnages , le texte est refusé en 1865 par le Théâtre Français (aujourd'hui Comédie-Française). Dix ans plus tard, Stéphane Mallarmé le transforme en monologue poétique qu'il intitule Improvisation d’un Faune.

Alors que le poème essuie son second refus en 1875 par le Parnasse contemporain, il est finalement publié en 1876 sous son nom définitif L’Après-midi d’un faune dans une édition de luxe illustrée par quatre dessins gravés de son ami le peintre Edouard Manet. L'œuvre finale est un texte solaire et sensuel qui va marquer les esprits et sera reprise par de nombreux artistes :

Aimai-je un rêve?

Mon doute, amas de nuit ancienne, s'achève

En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais

Bois même, prouve, hélas! que bien seul je m'offrais

Pour triomphe la faute idéale de roses.

L'Après-midi d'un faune

LE FAUNE

Ces nymphes, je les veux perpétuer.

 Si clair,
Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air
Assoupi de sommeils touffus.

 Aimai-je un rêve ?


Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève
En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais
Bois mêmes, prouve, hélas ! que bien seul je m’offrais

Pour triomphe la faute idéale de roses —

Réfléchissons…

 ou si les femmes dont tu gloses
Figurent un souhait de tes sens fabuleux !
Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :
Mais, l’autre tout soupirs, dis-tu qu’elle contraste
Comme brise du jour chaude dans ta toison ?
Que non ! par l’immobile et lasse pamoison
Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,
Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords ; et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant
Qu’il disperse le son dans une pluie aride,
C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,
Le visible et serein souffle artificiel
De l’inspiration, qui regagne le ciel.

Ô bords siciliens d’un calme marécage
Qu’à l’envi des soleils ma vanité saccage,
Tacites sous les fleurs d’étincelles, CONTEZ

» Que je coupais ici les creux roseaux domptés
» Par le talent ; quand, sur l’or glauque de lointaines
» Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,
» Ondoie une blancheur animale au repos :
» Et qu’au prélude lent où naissent les pipeaux,
» Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve
» Ou plonge…
 Inerte, tout brûle dans l’heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la :
Alors m’éveillerais-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.


Autre que ce doux rien par leur lèvre ébruité,
Le baiser, qui tout bas des perfides assure,
Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure
Mystérieuse, due à quelque auguste dent ;
Mais, bast ! arcane tel élut pour confident
Le jonc vaste et jumeau dont sous l’azur on joue :
Qui, détournant à soi le trouble de la joue,
Rêve, dans un solo long, que nous amusions
La beauté d’alentour par des confusions

Fausses entre elle-même et notre chant crédule ;
Et de faire aussi haut que l’amour se module
Évanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos,
Une sonore, vaine et monotone ligne.


Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m’attends !
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses ; et, par d’idolâtres peintures,
À leur ombre enlever encore des ceintures :
Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.


Ô nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers.
» Mon œil, trouant les joncs, dardait chaque encolure
» Immortelle, qui noie en l’onde sa brûlure
» Avec un cri de rage au ciel de la forêt ;

» Et le splendide bain de cheveux disparaît
» Dans les clartés et les frissons, ô pierreries !
» J’accours ; quand, à mes pieds, s’entrejoignent (meurtries
» De la langueur goûtée à ce mal d’être deux)
» Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux ;
» Je les ravis, sans les désenlacer, et vole
» À ce massif, haï par l’ombrage frivole,
» De roses tarissant tout parfum au soleil,
» Où notre ébat au jour consumé soit pareil.
Je t’adore, courroux des vierges, ô délice
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille ! la frayeur secrète de la chair :
Des pieds de l’inhumaine au cœur de la timide
Que délaisse à la fois une innocence, humide
De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.
» Mon crime, c’est d’avoir, gai de vaincre ces peurs
» Traîtresses, divisé la touffe échevelée
» De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée ;
» Car, à peine j’allais cacher un rire ardent
» Sous les replis heureux d’une seule (gardant
» Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume
» Se teignît à l’émoi de sa sœur qui s’allume,
» La petite, naïve et ne rougissant pas :)

» Que de mes bras, défaits par de vagues trépas,
» Cette proie, à jamais ingrate, se délivre
» Sans pitié du sanglot dont j’étais encore ivre.


Tant pis ! vers le bonheur d’autres m’entraîneront
Par leur tresse nouée aux cornes de mon front :
Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure ;
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
Coule pour tout l’essaim éternel du désir.
À l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte
Une fête s’exalte en la feuillée éteinte :
Etna ! c’est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus,
Quand tonne un somme triste ou s’épuise la flamme.


Je tiens la reine !

 Ô sûr châtiment…

 Non, mais l’âme
De paroles vacante et ce corps allourdi

Tard succombent au fier silence de midi :
Sans plus il faut dormir en l’oubli du blasphème,
Sur le sable altéré gisant et comme j’aime
Ouvrir ma bouche à l’astre efficace des vins !


Couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins.

 

Le poème en sculpture

Paul Gauguin fait la connaissance du poète lors de l’un des mardis du poète en 1891. Tout semble opposer les deux hommes, entre Gauguin le « sauvage » et le distingué Mallarmé. Pourtant les deux hommes s’admirent réciproquement et de ce premier passage rue de Rome, Gauguin a laissé un portrait du poète qu'il représente avec des oreilles de faune et un corbeau au-dessus de la tête en référence au poème de Poe.

Mallarmé aidera son ami à plusieurs reprises à vendre ses œuvres pour financer son voyage à Tahiti. Pour le remercier, Gauguin lui offre à son retour en 1893 une sculpture en bois de tamanu représentant le faune et une nymphe sous les traits de divinités polynésiennes. Mallarmé confie en retour à l'artiste un exemplaire dédicacé de l’édition originale de L’Après-midi d’un Faune : « Au sauvage et bibliophile. Son ami Stéphane Mallarmé ».

 

Le poème en musique

Attiré très tôt par le milieu symboliste,  Claude Debussy découvre Stéphane Mallarmé avec le poème Apparition dont il livre une composition en 1884. En 1887, les deux hommes se rencontrent à l'occasion d’un mardi littéraire chez le poète qui demande au compositeur d’illustrer son projet théâtral autour du faune.

Le projet n’aboutit pas mais Debussy poursuit son travail et achève la partition en 1894 qu’il intitule Prélude à l’Après-midi d’un faune. Il invite alors le poète à l’entendre au piano : « Mallarmé vint chez moi, l’air fatidique et orné d’un plaid écossais…après avoir écouté, il resta silencieux un long moment et me dit : je ne m’attendais pas à quelque chose de pareil ! Cette musique prolonge l’émotion de mon poème et en situe le décor plus passionnément que la couleur…».

L'œuvre, qui compte 110 mesures, reçoit un accueil mitigé car Debussy y invente un nouveau langage musical libéré des codes traditionnels à tel point que pour les historiens de la musique, la première du prélude qui a lieu en 1894, marque symboliquement le début de la musique dite « moderne ». Debussy continuera à s'inspirer de la poésie de Mallarmé même après sa mort, en 1913 il imagine une nouvelle œuvre musicale : Trois Poèmes de Mallarmé à partir des poèmes Soupir, Placet futile et Autre éventail de Melle Mallarmé.

Prélude à l’Après-midi d’un faune par l'Orchestre National de France

Le poème en danse

En 1912, L’Après-midi d’un faune resurgit sur le devant de la scène et provoque une nouvelle révolution artistique cette fois dans l’univers de la danse. Il s’agit du ballet de Vaslav Nijinski interprété sur le prélude de Debussy. Ce ballet est la première chorégraphie que Nijinski réalise entièrement seul et dont il est aussi l'interprète principal.

L'histoire que raconte le ballet n'est pas exactement celle du poème de Mallarmé mais une scène qui le précède. Le célèbre danseur-étoile rompt ici avec le ballet classique en proposant une chorégraphie originale, qui souligne l'animalité et la sensualité du faune, composée de mouvements jamais vus jusqu’alors et en faisant danser ses danseurs pieds nus.

L'œuvre révolutionnaire, (trop) osée pour l’époque, fait grand bruit lors de sa première au Théâtre du Châtelet. Un article du Figaro décria l'impudeur du faune, en droit de réponse deux lettres élogieuses d'Auguste Rodin et d'Odilon Redon furent publiées dans le numéro suivant.

 

Le scandale alimenté par la presse attira cependant le public aux représentations suivantes et l'œuvre deviendra culte comme en témoignent les reprises dans les décennies suivantes sur les scènes du monde entier. L'étude pour le décor originel réalisé par Léon Bakst est aujourd'hui conservée au Centre Pompidou. Ce décor fut remplacé en 1922 par une nouvelle toile en camaïeu de gris peinte par Pablo Picasso

Combien nous devons vous être reconnaissants, monsieur, d'avoir su enchâsser dans l'écrin de l'art russe un joyau de plus. L'esprit de Mallarmé était ce soir parmi nous.

Odilon Redon pour Le Figaro, 1912.

Le poème en peinture

Féru de littérature, l'artiste pointilliste Henri-Edmond Cross s'est directement inspiré du poème pour son tableau Le Faune (1905-1906). Son œuvre influencera notamment Henri Matisse qui illustrera dans les années 30 le recueil Poésies de Stéphane Mallarmé. 

Plus tard, à la fin de la Première Guerre mondiale, Ker-Xavier Roussel, peintre nabi, se met à esquisser sa vision du célèbre poème de Mallarmé. Amoureux de la poésie et fasciné par les créatures de la mythologie, l’artiste tente alors de représenter sur de petits formats un faune frappé par la beauté de deux nymphes. Finalement, en 1930, c’est à travers un tableau de plus de trois mètres de long qu’il lui rend hommage.

 

Dès les années 1890, Mallarmé collabore à La Revue Blanche et se lie d'amitié avec un groupe de jeunes peintres symbolistes qui s'intéressent à la spiritualité : les Nabis. C'est d'ailleurs le poète et ami de Mallarmé, Henri Cazalis qui trouve leur nom qui signifie « prophète » ou encore « inspiré de Dieu » en hébreu. Ils se considèrent comme les disciples de Gauguin qu'ils voient comme un messie.

L'esquisse conservée au musée représente les différents personnages du poème de Mallarmé : le faune dissimulé dans les roseaux épiant les nymphes plongeant dans une eau miroitante, l’une mangée par la lumière, l’autre presque inaperçue dans les reflets de l’eau, comme si elles étaient une illusion/hallucination du rêve du faune.

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