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Un mardi avec Mallarmé : Lettre à Verlaine (suite)

Chaque mardi, rendez-vous sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le poète.
Cette semaine, la correspondance entre Mallarmé et son ami Verlaine est mise à l'honneur.

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À partir du milieu des années 1880, tous les mardis soirs, Stéphane Mallarmé reçoit des hommes de lettres et des artistes, surnommés les « mardistes ». Pour rendre hommage à ces célèbres soirées, nous vous donnons rendez-vous chaque mardi sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le prince des poètes.

La lettre autobiographique à Verlaine - Partie 2

Lettre de Stéphane Mallarmé à Paul Verlaine, 16 novembre 1885.

 

     Aujourd’hui, voilà plus de vingt ans et malgré la perte de tant d’heures, je crois, avec tristesse, que j’ai bien fait. C’est que, à part les morceaux de prose et les vers de ma jeunesse et la suite, qui y faisait écho, publiée un peu partout, chaque fois que paraissaient les premiers numéros d’une Revue Littéraire, j’ai toujours rêvé et tenté autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y sacrifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre.

Quoi ? C’est difficile à dire : un livre, tout bonnement, en maints tomes, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses…

Stéphane Mallarmé

J’irai plus loin, je dirai : le Livre, persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies. L’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poëte et le jeu littéraire par excellence : car le rythme même du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode.

     Voilà l’aveu de mon vice, mis à nu, cher ami, que mille fois j’ai rejeté, l’esprit meurtri ou las, mais cela me possède et je réussirai peut-être ; non pas à faire cet ouvrage dans son ensemble (il faudrait être je ne sais qui pour cela !) mais à en montrer un fragment d’exécuté, à en faire scintiller par une place l’authenticité glorieuse, en indiquant le reste tout entier auquel ne suffit pas une vie. Prouver par les portions faites que ce livre existe, et que j’ai connu ce que je n’aurai pu accomplir.

Rien de si simple alors que je n’aie pas eu hâte de recueillir les mille bribes connues, qui m’ont, de temps à autre, attiré la bienveillance de charmants et excellents esprits, vous le premier !

Stéphane Mallarmé

Tout cela n’avait d’autre valeur momentanée pour moi que de m’entretenir la main : et quelque réussi que puisse être quelquefois un des morceaux ; à eux tous, c’est bien juste s’ils composent un album, mais pas un livre. Il est possible cependant que l’Éditeur Vanier m’arrache ces lambeaux mais je ne les collerai sur ces pages que comme on fait une collection de chiffons d’étoffes séculaires ou précieuses. Avec ce mot condamnatoire d’Album, dans le titre, Album de vers et de prose, je ne sais pas ; et cela contiendra plusieurs séries, pourra même aller indéfiniment, (à côté de mon travail personnel qui je crois, sera anonyme, le Texte y parlant de lui même et sans voix d’auteur).

     Ces vers, ces poëmes en prose, outre les Revues Littéraires, on peut les trouver, ou pas, dans les Publications de Luxe, épuisées, comme le Vathek, le Corbeau, le Faune.

     J’ai dû faire, dans des moments de gêne ou pour acheter de ruineux canots, des besognes propres et voilà tout (Dieux Antiques, Mots Anglais) dont il sied de ne pas parler : mais à part cela, les concessions aux nécessités comme aux plaisirs n’ont pas été fréquentes. Si à un moment, pourtant, désespérant du despotique bouquin lâché de Moi-même, j’ai après quelques articles colportés d’ici et de là, tenté de rédiger tout seul, toilettes, bijoux, mobilier, et jusqu’aux théâtres et aux menus de dîner, un journal, La Dernière Mode, dont les huit ou dix numéros parus servent encore quand je les dévêts de leur poussière à me faire longtemps rêver.

     Au fond je considère l’époque contemporaine comme un interrègne pour le poëte, qui n’a point à s’y mêler : elle est trop en désuétude, et en effervescence préparatoire, pour qu’il ait autre chose à faire qu’à travailler avec mystère en vue de plus tard ou de jamais et de temps en temps à envoyer aux vivants sa carte de visite, stances ou sonnet, pour n’être point lapidé d’eux, s’ils le soupçonnaient de savoir qu’ils n’ont pas lieu.

 

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