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Un mardi avec Mallarmé : Mallarmé par sa fille (suite et fin)

Chaque mardi, rendez-vous sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le poète.

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À partir du milieu des années 1880, tous les mardis soirs, Stéphane Mallarmé reçoit des hommes de lettres et des artistes, surnommés les « mardistes ». Pour rendre hommage à ces célèbres soirées, nous vous donnons rendez-vous chaque mardi sur le site internet du musée pour découvrir un écrit sur le prince des poètes.

Mallarmé par sa fille - Partie 3

Lettre de Geneviève Mallarmé à Camille Mauclair, 5 novembre 1916.

 

     Voici un regard en arrière jeté sur les Mardis. C’est, comme je vous le disais, à partir de 83 que la jeunesse vint à père. Tout de suite après le dîner on préparait la petite salle à manger car beaucoup, bien qu’ayant pour la plupart Paris à traverser, arrivaient tôt. On pliait sur elle-même en demi-cercle la table ancienne Louis XVI afin de donner plus de place. On y disposait le pot de vieux Chine plein de tabac dans lequel chacun puiserait tout à l’heure, le papier à cigarettes, un bouquet.

Tout autour de la table on rangeait les chaises, serrées entre elles, car la chambre était petite et les coups de sonnette nombreux. On arrangeait dans la suspension la lampe dont un volant de crépon japonais adoucissait la clarté. Lilith sur un coin de l’antique buffet regardait ces arrangements.

On sonnait, père ouvrait la porte lui-même, ou moi, s’il parlait. On arrivait parfois en tel nombre que tous les sièges de la maison étaient apportés là, que se mouvoir était difficile.

Geneviève Mallarmé, fille du poète

Les uns amenaient les autres. L’envoi d’un livre, auquel père répondait, faisait aussi franchir le seuil de la maison. Parfois de simples admirateurs demandaient à venir et toujours le mot accueillant de père leur parvenait.

     Peintres et musiciens étaient là aussi. Combien ai-je vu également d’artistes étrangers passant par Paris.

     Père était le plus souvent debout devant le poêle de faïence blanc placé en angle dans le mur de la chambre, son châle frileusement jeté sur les épaules, la pipe ou la cigarette aux doigts. – Quelquefois il s’asseyait, assez rarement, dans son rocking-chair. Il parlait, presque monologuait, car à part quelques exceptions – et les aînés Villiers, Dierx, Verlaine, Hérédia – tous ces jeunes gens étaient pris d’une sorte de mutisme religieux. Cela désolait père qui s’ingéniait à les faire parler, mais je crois qu’il les intimidait malgré sa simplicité si bienveillante.

Et puis, tout ce qui sortait de sa bouche était tellement beau et séduisant que je comprends leur silence. Peu d’entre eux récitaient leurs vers – ils les confiaient, comme en confession, à père.

Geneviève Mallarmé, fille du poète

Que d’admirables choses furent dites ces soirs-là. De charmantes aussi, car, après avoir remué les pensées les plus abstraites, venait toute la grâce d’anecdotes exquises, spirituelles ou malicieuses.

     Peu à peu les étains du dressoir, les tableaux des murs, les tentures d’Orient de la fenêtre s’estompaient sous le nuage de fumée. Les visages paraissaient plus lointains – Maman et moi nous disparaissions alors. Il n’y avait point de dames. Si, Mlle Claudel vint deux ou trois fois.

     Vers neuf heures et demie on servait des grogs. Certains partaient tôt, d’autres venaient encore, puis un peu après minuit l’on s’en allait, car l’on savait père peu veilleur, forcé par le labeur quotidien à de matinaux réveils.

     Des noms ? Ce serait une liste interminable. En voici certains d’assidus. Je commence par ceux qui me semblent les plus lointains : Laforgue, Moréas, Hennequin, Charles Vignier, Charles Morice, Barrès, Ghil, Jean Lorrain, Victor Margueritte, Le Cardonnel, Rodenbach, Claudel, Maeterlinck, Mirbeau, Dujardin, Henri de Régnier, Pierre Louÿs, Debussy, Ferdinand Hérold, Verhaeren, Fontainas, Mockel Gide, Merrill, Tailhade, Natanson, Oscar Wilde, Jarry, Vielé-Griffin, Ch. Louis Philippe, Descaves, Valéry, Mauclair.

     Puis ceux que je vous nommais tout à l’heure, Villiers, etc… Les dernières années, Whistler, chaque fois qu’il était à Paris, ne manquait pas un Mardi.

     En 1893, père prit sa retraite. Trente ans, sans défaillance, il accomplit cette lourde tâche.

Libre il réalisa son rêve de travail suivi, de séjours à Valvins durant cinq ou six mois, puis vint en 1898 l’abominable moment et il n’avait que cinquante-six ans.

Geneviève Mallarmé, fille du poète

     Nous avons de beaux portraits de père. Vous les connaissez, C…. Le portrait de Manet, peint à l’huile, le premier de tous alors que père ne portait que les seules moustaches. Celui de Renoir, à l’huile aussi, plus récent. Une eau-forte de Gauguin. L’admirable petite lithographie de Whistler, celle qui est en tête de « Vers et Prose », une évocation qui a l’ampleur d’un grand portrait. Hélas ! Un portrait en pied, à l’huile, devait être commencé par Whistler à la fin de l’année 1898.

     Un portrait au crayon, la tête seule – presque de grandeur naturelle – fort curieuse et intéressante d’un peintre norvégien, Munch.

     J’ajoute aussi, bien que cela touche peu à l’art, la belle photographie au châle, de Nadar, la dernière chose faite d’après père, d’absolue ressemblance.

Voir aussi

Découvrir la lettre autobiographique de Mallarmé à son ami Verlaine !