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Un mardi en poésie : Le Nénuphar blanc

Berthe Morisot, Le Lac du bois de Boulogne ou Le Nénuphar blanc, 1888, pointe sèche, musée Stéphane Mallarmé. © Yvan Bourhis
Chaque mardi, rendez-vous sur le site internet du musée pour découvrir une nouvelle chronique sur le poète.
Cette semaine, nous vous proposons de découvrir le poème impressionniste de Mallarmé « Le Nénuphar blanc ».

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À partir du milieu des années 1880, tous les mardis soirs, Stéphane Mallarmé reçoit des hommes de lettres et des artistes, surnommés les « mardistes ». Pour rendre hommage à ces célèbres soirées, nous vous donnons rendez-vous chaque mardi sur le site internet du musée pour découvrir une chronique inédite sur le prince des poètes.

Le Tiroir de laque

En 1887, Mallarmé fait appel à ses amis impressionnistes pour illustrer son nouveau projet poétique, le recueil Le Tiroir de laque, qui devait réunir ses poèmes en prose, et restera finalement à l'état d'ébauche. 

Le poète sollicite l'aide de plusieurs artistes dont Claude Monet a qui il confie son poème « La Gloire » ou encore Auguste Renoir qui hérite du conte « Le Phénomène futur » pour lequel l'artiste réalise une gravure qui deviendra finalement le frontispice d'un autre recueil de Mallarmé intitulé Pages en 1891. 

Quant à sa chère amie Berthe Morisot, Mallarmé lui destine l’illustration du « Nénuphar blanc » duquel il subsiste aujourd'hui plusieurs pointes sèches dont la plus célèbre demeure Le Lac du bois de Boulogne qui est entrée cette année dans les collections du musée Stéphane Mallarmé. 

Le Nénuphar blanc

J’avais beaucoup ramé, d’un grand geste net et assoupi, les yeux au dedans fixés sur l’entier oubli d’aller, comme le rire de l’heure coulait alentour. Tant d’immobilité paressait que frôlé d’un bruit inerte où fila jusqu’à moitié la yole, je ne vérifiai l’arrêt qu’à l’étincellement stable d’initiales sur les avirons mis à nu, ce qui me rappela à mon identité mondaine.

 

Qu’arrivait-il, où étais-je ?


 

Il fallut, pour voir clair en l’aventure, me remémorer mon départ tôt, ce Juillet de flamme, sur l’intervalle vif entre ses végétations dormantes d’un toujours étroit et distrait ruisseau, en quête des floraisons d’eau et avec un dessein de reconnaître l’emplacement occupé par la propriété de l’amie d’une amie, à qui je devais improviser un bonjour. Sans que le ruban d’aucune herbe me retînt devant un paysage plus que l’autre, chassé avec son reflet en l’onde par le même impartial coup de rame, je venais échouer dans quelque touffe de roseaux, terme mystérieux de ma course, au milieu de la rivière : où tout de suite élargie en fluvial bosquet, elle étale un nonchaloir d’étang plissé des hésitations à partir qu’a une source.


 

L’inspection détaillée m’apprit que cet obstacle de verdure en pointe sur le courant, masquait l’arche unique d’un pont prolongé, à terre, d’ici et de là, par une haie clôturant des pelouses. Je me rendis compte. Simplement le parc de Madame.., l’inconnue à saluer.


 

Un joli voisinage, pendant la saison, la nature d’une personne qui s’est choisi retraite aussi humidement impénétrable ne pouvant être que conforme à mon goût. Sûr, elle avait fait de ce cristal son miroir intérieur, à l’abri de l’indiscrétion éclatante des après-midis ; elle y venait et la buée d’argent glaçant des saules ne fut bientôt que la limpidité de son regard habitué à chaque feuille.

 

Toute je l’évoquais lustrale.


 

Courbé dans la sportive attitude où me maintenait de la curiosité, comme sous le silence spacieux de ce que s’annonçait l’étrangère, je souris au commencement d’esclavage dégagé par une possibilité féminine : que ne signifiaient pas mal les courroies attachant le soulier du rameur au bois de l’embarcation, comme on ne fait qu’un avec l’instrument de ses sortilèges.
 

— « Aussi bien une quelconque.. » allais-je terminer.

 

Quand un imperceptible bruit, me fit douter si l’habitante du bord hantait mon loisir, ou inespérément le bassin.
 

Le pas cessa, pourquoi ?


 

Subtil secret des pieds qui vont, viennent, conduisent l’esprit où le veut la chère ombre enfouie en de la batiste et les dentelles d’une jupe affluant sur le sol comme pour circonvenir du talon à l’orteil, dans une flottaison, cette initiative par quoi la marche s’ouvre, tout au bas et les plis rejetés en traîne, une échappée, de sa double flèche savante.

 

Connaît-elle un motif à sa station, elle-même la promeneuse : et n’est-ce, moi, tendre trop haut la tête, pour ces joncs à ne dépasser et toute la mentale somnolence où se voile ma lucidité, que d’interroger jusque-là le mystère !


 

— « À quel type s’ajustent vos traits, je sens leur précision, Madame, interrompre chose installée ici par le bruissement d’une venue, oui ! ce charme instinctif d’en dessous que ne défend pas contre l’explorateur la plus authentiquement nouée, avec une boucle en diamant, des ceintures. Si vague concept se suffit ; et ne transgresse point le délice empreint de généralité qui permet et ordonne d’exclure tous visages, au point que la révélation d’un (n’allez point le pencher, avéré, sur le furtif seuil où je règne) chasserait mon trouble, avec lequel il n’a que faire. »


 

Ma présentation, en cette tenue de maraudeur aquatique, je la peux tenter, avec l’excuse du hasard.

 

Séparés, on est ensemble : je m’immisce à de sa confuse intimité, dans ce suspens sur l’eau où mon songe attarde l’indécise, mieux que visite, suivie d’autres, ne l’autorisera. Que de discours oiseux en comparaison de celui que je tins pour n’être pas entendu, faudra-t-il, avant de retrouver aussi intuitif accord que maintenant, l’ouïe au ras de l’acajou vers le sable entier qui s’est tu !
 

La pause se mesure au temps de sa détermination.

 

Conseille, ô mon rêve, que faire.


 

Résumer d’un regard la vierge absence éparse en cette solitude et, comme on cueille, en mémoire d’un site, l’un de ces magiques nénufars clos qui y surgissent tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n’aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d’une apparition, partir avec : tacitement, en déramant peu à peu, sans du heurt briser l’illusion ni que le clapotis de la bulle visible d’écume enroulée à ma fuite ne jette aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur.


 

Si, attirée par un sentiment d’insolite, elle a paru, la Méditative ou la Hautaine, la Farouche, la Gaie, tant pis pour cette indicible mine que j’ignore à jamais ! car j’accomplis selon les règles la manœuvre : me dégageai, virai et je contournais déjà une ondulation du ruisseau, emportant comme un noble œuf de cygne, tel que n’en jaillira le vol, mon imaginaire trophée, qui ne se gonfle d’autre chose sinon de la vacance exquise de soi qu’aime, l’été, à poursuivre, dans les allées de son parc, toute dame, arrêtée parfois et longtemps, comme au bord d’une source à franchir ou de quelque pièce d’eau.

Un poème impressionniste

Dans son article « Les impressionnistes et Stéphane Mallarmé », Jean-Nicolas Illouz, professeur à l’université Paris VIII, spécialiste de la littérature du XIXe siècle et auteur de l'ouvrage Mallarmé entre les arts, démontre comment le poème « Le Nénuphar blanc » peut être considéré comme une œuvre foncièrement impressionniste : 

« Ce que Mallarmé observe chez les peintres impressionnistes éclaire par contrecoup sa propre recherche poétique. Un poème plus particulièrement peut en témoigner : il s’agit du Nénuphar blanc, que Mallarmé aurait voulu voir illustré par Berthe Morisot au moment où il envisageait de composer, avec ses amis peintres, Le Tiroir de laque qui eût rassemblé quelques-uns de ses poèmes en prose. On sait que le projet n’aboutit pas ; mais il nous reste de Berthe Morisot quelques pointes-sèches qui semblent en effet liées, plus ou moins directement, au poème de Mallarmé.

Impressionniste, le Nénuphar blanc le serait d’abord par son thème, qui semble emprunté aux peintres : une rivière ; par un « juillet de flamme » ; un rameur dans sa yole, « comme le rire de l’heure coulait alentour » ; une femme imaginée, indéfiniment réfléchie dans le paysage, quand par exemple « la buée d’argent des saules » se confond avec « la limpidité de son regard habitué à chaque feuille ». [...]

Mais le poème est impressionniste surtout dans la manière dont Mallarmé réinvente la prose comme les peintres réinventent leur art « fait d’onguents et de couleurs ». Il s’agit – en récusant dans la langue toute norme préalable – de faire en sorte que l’ordre des mots dans la prose épouse l’ordre des choses, tel que celles-ci se présentent à la perception d’abord, puis à la conscience. Ainsi dans cette évocation de la rivière, révélée à chaque coup de rame, « pli selon pli », selon un mouvement large d’abord puis ralenti, quand l’eau vive s’alanguit en un « nonchaloir d’étang », lui-même faisant bientôt pressentir la présence d’une « source ». [...]

Tout se passe comme si les leçons de l’impressionnisme incitaient Mallarmé à renouveler toujours plus radicalement la langue. De même que les peintres impressionnistes, par le choix du « plein air » et par le « déconditionnement » du regard, ont appris au public à voir les choses quotidiennes comme s’il les voyait « pour la première fois »

– de même Mallarmé, en bouleversant dans ses proses la syntaxe ordinaire, invite le lecteur à lire comme si jamais il n’avait lu. »

Jean-Nicolas Illouz

Voir aussi

Découvrez l'entretien de Jean-Nicolas Illouz sur son ouvrage Mallarmé entre les arts diffusé sur France Musique !