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Réouverture du musée
La maison du poète rouvre ses portes au public le 2 mai 2025.
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J’ai vu pour la dernière fois Stéphane Mallarmé le 14 juillet 1898 à Valvins. Le déjeuner achevé, il me conduisit à son « cabinet de travail ». Quatre pas de long, deux de large ; la fenêtre ouverte à la Seine et à la forêt au travers d’un feuillage tout déchiré de lumière, et les moindres frémissements de la rivière éblouissante faiblement redits par les murs.
Mallarmé s’inquiétait des suprêmes détails de la fabrication du Coup de dés. L’inventeur considérait et retouchait du crayon cette machine toute nouvelle que l’imprimerie Lahure avait accepté de construire.
Nul encore n’avait entrepris, ni rêvé d’entreprendre, de donner à la figure d’un texte une signification et une action comparables à celles du texte même. Comme l’usage ordinaire de nos membres nous fait presque oublier leur existence et négliger la variété de leurs ressources, et comme il arrive qu’un artiste du corps humain nous en fasse voir quelquefois toutes les souplesses, au prix de sa vie qu’il consume en exercices et qu’il expose aux dangers de son désir, ainsi l’usage habituel de la parole, la pratique de la lecture cursive et celle de l’expression immédiate affaiblissent la conscience de ces actes trop familiers et abolissent jusqu’à l’idée de leurs puissances et de leurs perfections possibles, – à moins que ne survienne et ne se dévoue quelque personne étrangement dédaigneuse des facilités de son esprit, mais singulièrement attentive à ce qu’il peut produire de plus inattendu et de plus délié.
J’étais auprès de cette personne. Rien ne me disait que je ne la reverrais jamais plus. Il n’y avait point, dans l’or du jour, de corbeau chargé de prédire.
Tout était calme et sûr… Mais cependant que Mallarmé me parlait, le doigt sur la page, il me souvient que ma pensée se mit à rêver de ce moment même. Elle y donnait distraitement une valeur comme absolue. Je songeais, près de lui vivant, à son destin comme achevé. Né pour le délice des uns, pour le scandale des autres, et merveille pour tous : pour ceux-ci, de démence et d’absurdité ; pour les siens, merveille d’orgueil, d’élégance et de pudeur intellectuelle, il lui avait suffi de quelques poèmes pour remettre en question l’objet même de la littérature. Son œuvre difficile à entendre, impossible à négliger, divisait le peuple lettré. Pauvre et sans honneurs, la nudité de sa condition avilissait tous les avantages des autres ; mais il s’était assuré, sans les rechercher, des fidélités extraordinaires.
Quant à lui, dont le sourire de sage, de victime supérieure, accablait doucement l’univers, il n’avait jamais demandé au monde que ce qu’il contient de plus rare et de plus précieux. Il le trouvait en soi.
Nous sommes allés dans la campagne. Le poète « artificiel » cueillait les fleurs les plus naïves. Bleuets et coquelicots chargeaient nos bras. L’air était feu ; la splendeur absolue ; le silence plein de vertiges et d’échanges ; la mort impossible ou indifférente ; tout formidablement beau, brûlant et dormant ; et les images du sol tremblaient.
Au soleil, dans l’immense forme du ciel pur, je rêvais d’une enceinte incandescente où rien de distinct ne subsiste, où rien ne dure, mais où rien ne cesse ; comme si la destruction elle-même se détruisît à peine accomplie. Je perdais le sentiment de la différence de l’être et du non-être. La musique parfois nous impose cette impression, qui est au delà de toutes les autres. La poésie, pensais-je, n’est-elle point aussi le jeu suprême de la transmutation des idées ?
Mallarmé me montra la plaine que le précoce été commençait de dorer :
« Voyez, dit-il, c’est le premier coup de cymbale de l’automne sur la terre. »
Quand vint l’automne, il n’était plus.